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Les vétérinaires : une voix singulière dans le débat public sur la condition animale en France

30 septembre 2025

Profession vétérinaire et condition animale : un maillon incontournable, mais discret

Longtemps sous les radars, la place des vétérinaires dans le débat public sur la condition animale en France est aujourd’hui l’objet d’attentes croissantes, mais aussi de paradoxes. Alors que la question animale s’affirme dans l’espace médiatique – près de 90% des Français jugent importante la condition animale, selon un sondage Ifop pour la Fondation 30 Millions d’Amis en 2022 – la voix des vétérinaires, experts du vivant et du soin, demeure à la fois sollicitée et sous-représentée dans les grands débats.

Quelle est leur influence réelle ? Pourquoi leur rôle est-il parfois relégué à la marge, alors même que leur expertise est précieuse ? Quelles sont les formes d’engagement et quelles limites rencontrent-ils pour peser sur l’évolution des pratiques et des politiques publiques ? Cet article propose un état des lieux nuancé, au plus près du terrain.

Un rôle historique, entre soin et régulation

Les vétérinaires occupent historiquement une position de carrefour entre l’animal, l’humain et la société. Nés au XVIII siècle comme garants de la santé du cheptel et de la sécurité alimentaire, leur champ d’action s’est peu à peu étendu à la médecine des animaux de compagnie et à la faune sauvage, mais aussi à la veille sanitaire et au bien-être animal.

Le Code rural et de la pêche maritime leur reconnaît la qualité de “protecteurs de la santé et du bien-être des animaux” (Legifrance). Pourtant, du point de vue des pouvoirs publics, leur responsabilité s’exerce d’abord comme agents de l’État sur les questions sanitaires et de sécurité, avant toute considération éthique.

  • Sur 18 244 vétérinaires inscrits à l’Ordre en 2023 (Ordre National des Vétérinaires), plus de 80% exercent en clientèle privée, souvent isolés, avec une diversité de pratiques et de sensibilités.
  • Le vétérinaire est consulté systématiquement pour les questions de santé animale, d’épidémies, de sécurité alimentaire, mais bien plus rarement sur les débats sociétaux comme l’élevage intensif, le bien-être en abattoir, la faune sauvage, ou les expérimentations animales.

Néanmoins, dès 2015, l’Académie Vétérinaire de France rappelait que “la profession doit devenir un acteur du débat public sur le statut et la condition animale” (Académie vétérinaire de France).

Entre expertise scientifique et attentes éthiques

Du point de vue social, la parole vétérinaire bénéficie généralement d’un crédit scientifique jugé fiable et “neutre”. Mais est-il encore suffisant de parler uniquement de santé, lorsque s’expriment des attentes éthiques de la société civile ? Plusieurs facteurs compliquent la prise de parole des vétérinaires dans l’espace public :

  • Le devoir de réserve : Les vétérinaires, particulièrement ceux exerçant des missions officielles, sont liés à un cadre réglementaire qui limite leur liberté d’expression dans certains contextes, notamment sur des sujets politiquement sensibles (expérimentation animale, abattage, souffrance d’élevage).
  • L’équilibre entre clientèles et éthique : Nombre de vétérinaires sont en position de médiateurs entre éleveurs, propriétaires d’animaux de compagnie, associations de protection animale, et administration. Cette situation les expose à des injonctions contradictoires, ce qui peut freiner des prises de position trop tranchées.
  • La rareté de la formation au débat public et à l’éthique : Les formations vétérinaires ont intégré assez récemment des modules sur le bien-être animal et l’éthique, mais la préparation au débat sociétal reste encore insuffisante (Rapport CGAAER 2018).

Pourtant, des vétérinaires s’impliquent dans les enquêtes parlementaires, pilotent des recherches sur la douleur animale, témoignent auprès des médias ou siègent dans les instances consultatives comme le CNOPSAV (Conseil National d’Orientation de la Politique Sanitaire Animale et Végétale). Cependant, ces prises de position restent peu audibles face à celles des associations militantes, des lobbys agricoles ou pharmaceutiques, ou encore de certains chercheurs.

Vétérinaires et causes animales : quelles formes d’engagement ?

Il existe toutefois une montée en puissance des vétérinaires dans l’écosystème associatif, éducatif mais aussi politique autour de la cause animale :

  1. Engagement associatif : Beaucoup de vétérinaires, souvent à titre personnel, participent activement à des associations de protection animale (SPA, L214 Éthique & Animaux, AVA…) ou en créent de nouvelles (cf. la Vigie pour le bien-être animal lancée en 2023 par plusieurs praticiens et universitaires). Leur expertise est sollicitée pour l’évaluation de la souffrance animale, la gestion des animaux errants ou la prise en charge des saisies.
  2. Recherche et innovation : Les Écoles Nationales Vétérinaires de France (ENV) collaborent aux travaux innovants sur les alternatives à l’expérimentation animale ou sur l’amélioration des conditions d’élevage (bien-être porcin, réduction des antibiotiques, etc.). Ces recherches contribuent à nourrir le débat, même si leur médiatisation reste limitée.
  3. Participation à la construction des politiques publiques : Les vétérinaires sont régulièrement auditionnés lors de l’élaboration des lois touchant au bien-être animal : loi du 30 novembre 2021 contre la maltraitance animale, préparation du plan de lutte contre l’abandon, débats sur l’élevage, etc.
  4. Rôle de lanceurs d’alerte : Plusieurs affaires de maltraitance ou de dysfonctionnement d’abattoirs ont récemment été portées dans le débat public suite à des signalements ou à des témoignages de vétérinaires inspecteurs (voir, par exemple, le rapport de l’ANSES sur le bien-être animal à l’abattoir publié en 2020).

En 2024, près de 15% des vétérinaires déclarent avoir déjà alerté sur une situation de maltraitance au cours de leur carrière (sondage SNVEL 2023). Cependant, la crainte de représailles et l’isolement dans certaines zones rurales demeurent un frein persistant à la prise de parole publique.

Une voix souvent éclipsée par des acteurs plus médiatiques

Malgré leur expertise, les vétérinaires ne sont pas les figures centrales du débat public sur la condition animale. Les médias privilégient le plus souvent la parole d’associations militantes (L214, Fondation Brigitte Bardot), de personnalités engagées ou de responsables politiques, dont la présence médiatique est plus marquée.

Quelques chiffres l’illustrent :

  • Selon l’Observatoire de la Débattabilité Animale (2022), seuls 14% des tribunes publiées dans la presse française entre 2018 et 2022 sur la condition animale étaient signées ou co-signées par des vétérinaires.
  • En comparaison, les organisations de protection animale étaient à l’origine de 47% de ces tribunes.
  • En 2023, à l’Assemblée nationale, moins de 10% des personnes auditionnées lors de l’examen des textes relatifs à la condition animale étaient issues des professions vétérinaires.

Cette sous-représentation s’explique également par la diversité des positions au sein de la profession. Les vétérinaires ne forment pas un bloc homogène : certains sont très investis sur les sujets de protection animale, d’autres expriment des préoccupations environnementalistes, tandis qu’une frange s’identifie fortement à la ruralité et à l’accompagnement des éleveurs.

Des défis à relever pour davantage d’impact dans la société

Pour que l’expertise vétérinaire pèse réellement dans les arbitrages politiques, plusieurs enjeux se dessinent :

  • Renforcer la formation à l’éthique et à la communication : Les ENV intègrent aujourd’hui des unités transversales sur le bien-être, la communication et la gestion des conflits, mais il reste de réels besoins en formation continue, notamment pour outiller face à la médiatisation croissante de certains enjeux (Source : ENV Toulouse, 2023).
  • Unir la profession autour de positions concertées : Le manque de positions syndicales ou ordinales claires sur certains sujets de société (élevage intensif, abattage sans étourdissement, etc.) laisse un vide que d’autres acteurs occupent volontiers. Les expériences récentes aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni montrent l’intérêt de déclarations collégiales pour influencer les lois (cf. British Veterinary Association sur le transport longue distance).
  • Développer la recherche appliquée et la médiation scientifique : Les vétérinaires ont toute leur place pour vulgariser les enjeux techniques et déconstruire certains mythes (par exemple autour de la vaccination, de la gestion de la faune sauvage ou de la douleur animale), mais gagneraient à s’appuyer sur des plateformes collaboratives, des podcasts, ou des tribunes multi-acteurs.
  • Travailler en réseau avec d’autres métiers : La cause animale ne se résume pas à une question vétérinaire. L’avenir se dessine dans l’interprofessionnalité – juristes, éthologues, agriculteurs, chercheurs, élus… – pour mener des dialogues constructifs et dépasser les polarisations stériles.

Perspectives et émergences pour la visibilité du métier

Si la parole vétérinaire reste parfois en retrait, les pratiques évoluent. Une nouvelle génération s’investit sur les réseaux sociaux, investissant YouTube, TikTok ou Instagram pour faire de la pédagogie sur l’adoption responsable, le comportement animal, ou dénoncer des dérives. Des collectifs comme Vétérinaires Pour Tous ou les initiatives “One Health” réunissent des praticiens autour des liens entre santé animale, santé humaine et environnement.

En ce sens, la place des vétérinaires dans le débat public sur la condition animale ne saurait se réduire à la seule visibilité médiatique. Il s’agit aussi d’une question de responsabilité collective : accompagner l’évolution des pratiques, ouvrir des espaces de dialogue, rendre visible la complexité des réalités de terrain, et soutenir la montée en compétence de tous les acteurs concernés.

À l’heure où la société française manifeste une exigence accrue vis-à-vis de la condition animale, la voix des vétérinaires, lucide mais engagée, se révèle indispensable pour dépasser les oppositions caricaturales, enrichir les débats et faire émerger des solutions ancrées dans la réalité du vivant. Le défi pour la profession n’est pas seulement de parler plus fort, mais de parler autrement, en étant force de propositions au service de tous – humains, animaux, et écosystèmes.

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